Monday, November 22th, 2004
Amnesty International
DOCUMENT PUBLIC
Liban
Samir Geagea et Jirjis al Khoury : Torture et procès inéquitables
Index AI : MDE 18/003/2004
ÉFAI
AMNESTY INTERNATIONAL ÉFAI
Index AI : MDE 18/003/2004
DOCUMENT PUBLIC
Londres, novembre 2004
Embargo : 23 novembre 2004
LIBAN
Samir Geagea et Jirjis al Khoury : Torture et procès inéquitables
* La version originale en langue anglaise de ce document a été éditée par Amnesty
International,
Secrétariat international, Peter Benenson House, 1 Easton Street, Londres WC1X 0DW,
Royaume-Uni,
sous le titre : LEBANON. Samir Geagea and Jirjis al-Khouri: Torture and unfair
trial.
La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au
Secrétariat international
par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI - novembre 2004
Vous pouvez consulter le site Internet des ÉFAI à l'adresse suivante :
http://www.efai.org
Résumé*
Samir Geagea et Jirjis al Khoury, prisonniers politiques, purgent une peine de détention
à perpétuité pour le rôle quils auraient joué dans des homicides à caractère
politique. Condamnés à lissue dun procès inique, ils sont maintenus à
lisolement cellulaire depuis 1994 au centre de détention du ministère de la
Défense (CDMD), dans des conditions qui sont, le plus souvent, cruelles, inhumaines et
dégradantes.
Dans le présent rapport, Amnesty International énonce ses préoccupations concernant la
période de détention provisoire des deux hommes, les traitements cruels, inhumains et
dégradants auxquels ils ont été soumis ainsi que liniquité de leur procès.
Samir Geagea, chef dAl Quwat al Lubnaniyya (Forces libanaises, FL), et Jirjis al
Khoury, membre de cette formation, ont été arrêtés en 1994 en même temps quun
très grand nombre de membres des FL. Ces interpellations ont eu lieu à la suite de
lattentat perpétré en février 1994 contre léglise Sayidat al Najat (Notre
Dame de la Délivrance) à Jounié, qui avait fait dix morts.
Samir Geagea et Jirjis al Khoury ont subi de graves atteintes en détention provisoire au
CDMD, qui, au moment de leur arrestation, était un lieu de détention illégal aux termes
du droit libanais et des normes internationales relatives à la détention. En outre, de
graves irrégularités ont entaché la procédure précédant leur jugement. Ainsi, lors
de son procès, Jirjis al Khoury a signalé au juge que des membres des services de
renseignements de larmée lavaient torturé en séance dinterrogatoire,
afin de lui arracher des « aveux ». Au cours de leur détention provisoire, Samir Geagea
et Jirjis al Khoury ont été maintenus au secret : il ne leur a pas été permis de faire
appel à un avocat pendant les interrogatoires ni de recevoir la visite de leurs proches.
En outre, ils nont pas été présentés devant une instance judiciaire dans des
délais raisonnables, afin que celle-ci examine la légalité de leur détention. Les
procédures dans le cadre desquelles ils ont été jugés étaient loin de satisfaire aux
normes internationales déquité. Ainsi, le tribunal a retenu à titre de preuve les
« aveux » manifestement arrachés à Jirjis al Khoury, qui constituaient les principaux
éléments à charge contre lui. Amnesty International estime quune déclaration
faite sans le libre consentement de lintéressé ou obtenue par la torture ne peut
être invoquée comme élément de preuve dans le cadre dune procédure, si ce n'est
contre la personne accusée de torture.
Lorganisation demeure par ailleurs préoccupée par le sort de Samir Geagea et
Jirjis al Khoury, qui sont toujours victimes de mauvais traitements en détention. Plus de
dix ans après leur interpellation, ils restent détenus à lisolement cellulaire au
CDMD. Il leur est interdit de communiquer avec dautres détenus, de lire les
journaux, découter la radio ou de regarder la télévision, et toute littérature
à caractère politique leur est défendue. Les deux hommes sont autorisés à recevoir la
visite de leur famille certains jours de la semaine, sous réserve dapprobation du
ministère public. Ces visites ne se déroulent pas librement : elles ont lieu en
présence dagents des services de renseignements de larmée.
Totalement coupés du monde, ces prisonniers politiques endurent de toute évidence des
souffrances physiques et mentales. Samir Geagea est notamment atteint
dostéomalacie, une maladie osseuse qui pourrait être liée au manque
dexposition au soleil. En septembre 2004, les autorités ont annoncé quil
avait été transféré dans une nouvelle cellule, où il jouissait, apparemment, de
meilleures conditions.
Amnesty International exhorte les autorités libanaises à libérer Samir Geagea et Jirjis
al Khoury immédiatement, ou à veiller à ce quils soient à nouveau jugés dans
les meilleurs délais devant un tribunal pénal indépendant connaissant daffaires
de droit commun, dans le cadre dun procès satisfaisant aux normes internationales
déquité. Elle leur demande de faire le nécessaire pour que toute allégation de
torture et de mauvais traitements fasse lobjet dune enquête indépendante.
Lorganisation de défense des droits humains demande également aux pouvoirs publics
de réformer le système judiciaire, notamment en abolissant la peine capitale et les
juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles dappel, de mettre en
vigueur tous les traités internationaux et normes applicables et daméliorer les
conditions de détention prévalant au CDMD en les alignant sur les normes
internationales. Les autorités doivent, en particulier, prendre des mesures immédiates
pour que les détenus soient bien traités et quils ne soient pas soumis à la
torture ou à toute autre forme de traitement cruel, inhumain ou dégradant.
AMNESTY INTERNATIONAL ÉFAI
Index AI : MDE 18/003/2004
DOCUMENT PUBLIC
Londres, novembre 2004
Embargo : 23 novembre 2004
LIBAN
Samir Geagea et Jirjis al Khoury : Torture et procès inéquitables
SOMMAIRE
Introduction....................................................................................................................................................
Contexte..........................................................................................................................................................
Larrestation de Samir Geagea et de Jirjis al
Khoury.......................................................................
La détention provisoire et les actes de torture au
CDMD...............................................................
Les procs devant le Conseil de
justice..............................................................................................
Le maintien à lisolement prolongé au
CDMD.................................................................................
Les obligations incombant au Liban en vertu du droit relatif aux droits humains...........
Conclusions et
recommandations......................................................................................................
Introduction
Samir Geagea, chef dAl Quwat al Lubnaniyya (Forces libanaises, FL), et Jirjis al
Khoury, membre de cette formation, sont incarcérés depuis 1994 dans le centre de
détention du ministère de la Défense (CDMD), à Beyrouth. Ils ont été condamnés à
une peine de détention à perpétuité au terme dun procès inéquitable pour le
rôle quils auraient joué dans des homicides à caractère politique, et sont
détenus dans des conditions cruelles, inhumaines et dégradantes. Samir Geagea et Jirjis
al Khoury sont aujourdhui les seuls prisonniers politiques incarcérés au CDMD
après avoir été jugés.
Dans le présent rapport, Amnesty International décrit les violations des droits humains
quils ont subies pendant leur détention provisoire lorsquils étaient
détenus au secret , lors des séances dinterrogatoire, lors de leur procès
devant le Conseil de justice et depuis quils purgent leur peine au CDMD.
Lorganisation est particulièrement préoccupée par les faits suivants :
· lorsquil était maintenu au secret pendant sa détention provisoire, Jirjis al
Khoury na pas été autorisé à faire appel à un avocat pendant les
interrogatoires, et na pas été traduit dans des délais raisonnables devant une
autorité judiciaire habilitée à examiner la légalité de son placement en détention ;
· pendant cette même période, Jirjis al Khoury a été incité à croire quil
était interrogé en qualité de témoin et na pas été informé des charges
retenues contre lui, au mépris de la loi ;
· en outre, pendant cette période, Jirjis al Khoury aurait été torturé et soumis à
des mauvais traitements, et les « aveux » quil affirme avoir fait sous la torture
ont par la suite été retenus à titre de preuve par le tribunal ; il sagissait des
principaux éléments à charge contre lui ;
· Samir Geagea et Jirjis al Khoury nont pas bénéficié dun procès
équitable ; ils ont été jugés par le Conseil de justice, un tribunal dexception
dont les décisions sont sans appel et qui, jusquici, na jamais ordonné
denquête sur les allégations de torture et d'autres formes de mauvais traitements
manifestement infligés pendant la période précédant le procès ;
· Samir Geagea et Jirjis al Khoury sont maintenus à lisolement cellulaire depuis
plus de dix ans, dans des conditions cruelles, inhumaines et dégradantes qui portent
atteinte à leur santé physique et mentale.
Les violations des droits humains dont Samir Geagea et Jirjis al Khoury ont été
victimes, comme de très nombreux autres membres des FL, semblent avoir été perpétrées
dans un climat de répression politique et dintimidation. Amnesty International est
préoccupée à lidée que ces deux prisonniers nont manifestement aucune
chance de bénéficier dun nouveau procès devant le Conseil de Justice. Elle
appelle donc les autorités libanaises à les libérer ou à veiller à ce quils
soient à nouveau jugés, dans les meilleurs délais, par un tribunal pénal indépendant
connaissant daffaires de droit commun, dans le cadre dune procédure
satisfaisant aux normes internationales déquité. Lorganisation demande
également aux autorités de mener des investigations sur toute allégation de torture et
dautres formes de mauvais traitements. Ces dix dernières années, elles sont
restées sourdes aux appels lancés par Amnesty International et par dautres groupes
de défense des droits humains, qui les ont exhortées à réparer les injustices faites
à ces deux hommes, à savoir, notamment, quils nont pas bénéficié
dun procès équitable ni des garanties prévues par le droit lors de leur
détention provisoire et que, selon certaines informations, Jirjis al Khoury a été
torturé et soumis à dautres formes de mauvais traitements lorsquil était
détenu au secret.
Contexte
Le 27 février 1994, une bombe a explosé dans léglise Sayidat al Najat (Notre Dame
de la Délivrance) à Zouk Mikhaïl (Jounié), près de Beyrouth, faisant dix morts et
plusieurs blessés. À la suite de cet attentat, en mars et avril 1994, un très grand
nombre de membres et de sympathisants des FL, principale milice chrétienne pendant la
guerre civile libanaise, ont été arrêtés lors dun coup de filet puis maintenus
en détention pendant des périodes plus ou moins longues. Samir Geagea, le chef des FL,
figurait parmi ces personnes. Après les interpellations, les autorités ont banni le
mouvement des FL, dénonçant leur responsabilité dans lattentat avant même que
les conclusions de lenquête ne soient rendues. Par la suite, les membres et
sympathisants présumés des FL et les groupes dopposition ont vu leurs libertés
dexpression et dassociation dautant plus restreintes, et de graves
violations des droits humains ont été commises, en particulier des arrestations
arbitraires, des actes de torture et des procès inéquitables.
Alors que les membres des FL appréhendés à la suite de lattentat étaient
interrogés, le magistrat chargé de cette affaire a annoncé avoir trouvé des éléments
tendant à prouver que les FL sous lautorité de Samir Geagea étaient
responsables de lassassinat du leader du Parti national libéral (PNL), Dany
Chamoun, et des membres de sa famille, en octobre 1990. Samir Geagea a alors été
inculpé dhomicide, à linstar dautres responsables des FL, dont
certains ont été jugés par contumace. Ils ont été traduits devant le Conseil de
justice, la plus haute instance judiciaire libanaise, pour répondre de lattentat et
de lassassinat de Dany Chamoun et de sa famille. Les deux procès se sont déroulés
en même temps. En juin 1995, le Conseil de justice a rendu sa décision dans le cadre de
laffaire Dany Chamoun, condamnant Samir Geagea à la peine capitale, une peine
immédiatement commuée en réclusion à perpétuité.
Au cours de ce procès, les avocats chargés de la défense de Samir Geagea, soupçonné
dimplication dans lhomicide, ont fait valoir que ce crime avait eu lieu
pendant la guerre civile et quil était donc couvert par la Loi d'amnistie
générale n°84/91 du 26 août 1991. Or, le Conseil de justice a rejeté cet argument au
motif que cet homicide à caractère politique, bien quil ait été commis pendant
la période couverte par la Loi, constituait lun des crimes exclus de
lamnistie générale ; le Conseil de justice sest à ce titre déclaré
compétent pour connaître de laffaire.
Promulguée le 26 août 1991 par le gouvernement libanais, a Loi d'amnistie générale
n°84/91 proclame une amnistie générale pour les crimes commis avant le 28 mars 1991.
Elle sapplique aux crimes perpétrés par toutes les milices et tous les groupes
armés pendant la guerre civile. Ce texte devait permettre de « tourner une nouvelle page
» dans lhistoire politique du Liban. Toutefois, certains crimes sont exclus de
l'amnistie générale, l'exception la plus importante figurant à l'article 3 de la Loi,
qui dispose que l'amnistie ne s'applique pas à « l'assassinat ou la tentative
d'assassinat de personnalités religieuses ou politiques et de diplomates arabes ou
étrangers ».
La population libanaise apparaît divisée au sujet de cette loi : certains estiment,
comme le gouvernement, quelle favorise la paix et la réconciliation, tandis que
dautres pensent quelle procure limpunité aux responsables
datteintes aux droits humains perpétrées dans le passé, et empêche
lémergence de la vérité. Amnesty International sest à maintes reprises
déclarée préoccupée par ce texte. Voici un extrait de son rapport intitulé Liban. La
situation des droits de lhomme (Index AI : MDE 18/019/97) :
« L'Organisation estime que, d'une manière générale, des investigations approfondies
doivent être menées sur les accusations de violations des droits fondamentaux. Celles-ci
doivent avoir pour objectif de déterminer les responsabilités individuelle et collective
et de révéler toute la vérité à la victime et à ses proches ainsi qu'à la
société. Les enquêtes doivent être confiées à des organismes impartiaux qui doivent
disposer de l'autorité et des ressources nécessaires pour mener à bien leur mission.
Les conclusions des enquêtes doivent être rendues publiques. Amnesty International pense
que le Liban ne connaîtra une paix véritable et durable et que les droits de l'homme ne
seront protégés que si le pays affronte son passé par une procédure permettant
d'enquêter sur la période de guerre et d'établir la vérité sur les atteintes aux
droits de l'homme perpétrées dans le cadre du conflit. »
Amnesty International est non seulement préoccupée par le fait que cette loi assure
limpunité aux auteurs de violations des droits humains, mais également par les
exemptions prévues dans ses dispositions, qui lui donnent un caractère sélectif et
discriminatoire. En effet, le fait que certains crimes, comme lassassinat de
personnalités religieuses ou politiques, sont exclus de lamnistie générale
sest traduit par une discrimination entre les victimes de violations des droits
humains perpétrées pendant la guerre, en fonction de leur statut ; autrement dit, seules
les violations commises contre des responsables religieux ou politiques feront
lobjet de poursuites. De plus, en vertu de ce texte, les personnes ayant commis des
crimes normalement couverts par lamnistie après la date de sa promulgation devront
répondre non seulement de ces crimes, mais également de toutes les infractions
quils ont pu perpétrer pendant la guerre. Cette façon de définir des exceptions
apparaît quelque peu inéquitable et entrave les tentatives visant à résoudre la
question des multiples atteintes aux droits humains commises pendant la guerre, ou à
traduire en justice tous les auteurs présumés de telles atteintes de manière équitable
et juste.
Les procès de Samir Geagea et de sympathisants des FL illustrent bien le caractère
sélectif de la Loi damnistie. Ainsi, tout en affirmant quil est compétent
pour juger des crimes comme lassassinat de personnalités politiques et religieuses,
le Conseil de justice ne sest pas réellement employé à traiter de telles
affaires, hormis dans le cas des crimes imputés à Samir Geagea. On peut donc se demander
si les procédures de cette instance sont réellement impartiales et équitables dans le
cadre daffaires dassassinats à caractère politique commis pendant la guerre.
En effet, les affaires renvoyées devant le Conseil de justice le sont uniquement sur
décision du Conseil des ministres et, dans le cadre de cette affaire, il est possible que
les décisions de cet organe aient été motivées par des considérations dordre
politique. Bien que laffaire Dany Chamoun ait initialement été renvoyée devant le
Conseil de justice le 30 octobre 1990, soit peu de temps après lassassinat, ce
nest quen 1994 que celui-ci a ouvert une enquête et engagé des poursuites
contre Samir Geagea, au moment où il a été arrêté, comme de très nombreux membres
des FL, pour lattentat de léglise, à une époque où les relations entre les
FL et le gouvernement sétaient fortement détériorées[1]. Amnesty International
ignore les raisons précises pour lesquelles le Conseil de justice na pas entamé de
procédures dans le cadre des affaires qui lui ont été soumises par le gouvernement,
même après que la situation se fut progressivement stabilisée sur les plans
sécuritaire et politique en 1992.
Larrestation de Samir Geagea et de Jirjis al Khoury
Le 21 avril 1994, Samir Geagea a été appréhendé, comme de très nombreux membres des
FL arrêtés en mars et avril de la même année. Ces vagues darrestations faisaient
suite à lattentat perpétré contre léglise Sayidat al Najat (Notre Dame de
la Délivrance) à Zouk Mikhaïl (Jounié), qui avait fait dix morts et plusieurs
blessés. Jirjis al Khoury sest rendu aux autorités le 15 mars 1994, une semaine
après lassaut lancé par les services de renseignements de larmée au
domicile de ses proches, lors duquel tous les membres de sa famille, y compris sa
sur de dix ans, avaient été interpellés. Après leur remise en liberté,
cependant, ces derniers ont été la cible de nouvelles manuvres dintimidation
et de harcèlement entre 1994 et 2002. Pendant cette période, les forces de sécurité,
notamment les services de renseignements de larmée, ont fait de multiples
incursions chez eux, et auraient saisi certains de leurs effets personnels, en particulier
des objets de valeur et des livres. Lors de son arrestation, Jirjis al Khoury a été
menotté et a eu les yeux bandés avant dêtre conduit au CDMD, où il a été
maintenu au secret pendant environ six semaines.
Samir Geagea, médecin, est né en 1952 à Beyrouth, dans le district dAyn al
Rummanah. En 1986, il est devenu le chef des FL, la principale milice chrétienne opérant
pendant la guerre civile du Liban. Jirjis al Khoury, informaticien, est né en 1968 à
Tyr, dans le sud du Liban. Amnesty International ne détient pas dinformations
précises quant à la fonction quil occupait au sein des FL au moment de son
arrestation, mais il semble quil faisait partie du département de la sécurité de
cette organisation. Avant dintégrer les FL, il appartenait au bureau des étudiants
du parti Kataëb (Phalanges).
La détention provisoire et les actes de torture au CDMD
Samir Geagea et Jirjis al Khoury ont été victimes de graves violations lorsquils
se trouvaient en détention provisoire dans les locaux du ministère de la Défense. En
outre, de graves irrégularités ont entaché la procédure précédant leur jugement :
les deux hommes ont été arrêtés sans mandat puis maintenus en détention au secret et
privés de tout contact avec un avocat ou avec leurs proches. De plus, ils nont pas
été présentés devant une instance judiciaire dans des délais raisonnables, afin que
celle-ci examine la légalité de leur détention. À la connaissance dAmnesty
International, les deux hommes nont jamais eu la possibilité de présenter une
requête en habeas corpus (procédure permettant la comparution immédiate dun
détenu devant une autorité judiciaire, afin de contester la légalité de la détention,
et de permettre ainsi une éventuelle remise en liberté) pendant la période où ils
étaient détenus de manière illégale.
Samir Geagea et Jirjis al Khoury nont pas été autorisés à faire appel à leurs
avocats pendant les interrogatoires auxquels ils ont été soumis au CDMD. Par la suite,
les avocats ont pu sentretenir avec leurs clients lors de séances brèves et avec
une périodicité qui ne leur a pas permis d'assurer correctement leur défense. Les
accusés nont pas eu librement accès aux pièces de leur dossier et leurs avocats
nont pas pu communiquer avec eux pendant les débats. Ces irrégularités ont
conduit les avocats chargés de la défense de Jirjis al Khoury à réclamer l'annulation
des premiers interrogatoires, en faisant valoir que la plupart d'entre eux n'avaient pas
été effectués par des officiers de police judiciaire dûment habilités, contrairement
aux dispositions du Code de procédure pénale.
Lorsquil était maintenu au secret, Jirjis al Khoury na pas été informé des
charges retenues contre lui et nen a eu connaissance quaprès sa mise en
accusation. Il a été interrogé en qualité de témoin et incité à penser qu'il était
considéré comme tel alors qu'il était déjà un suspect pour l'accusation. Puis, après
cette période de détention au secret, Jirjis al Khoury na été autorisé à
consulter son avocat que trois fois en près dun an ; ces séances ont été brèves
et ne se sont pas déroulées librement. Enfin, contrairement à la législation
libanaise, il na pas été informé des droits dont il pouvait se prévaloir durant
la période précédant son procès.
Jirjis al Khoury a indiqué au tribunal quil avait été torturé lorsquil
était détenu au secret, affirmant que les « aveux » quil avait faits et
sur lesquels il est revenu par la suite lui avaient été arrachés sous la
torture. Des membres des services de renseignements de larmée lui auraient infligé
de multiples sévices : ils lauraient notamment soumis au supplice de la balançoire
(ou balanco : la victime est suspendue à une barre passée entre ses mains,
préalablement liées derrière les jambes), à des décharges électriques et à des
privations répétées de sommeil et de nourriture sur une période de plus de quarante
jours, lauraient forcé à boire de leau sale, lui auraient écrasé les
orteils et arraché les cheveux, et auraient menacé de tuer des membres de sa famille.
Jirjis al Khoury a indiqué quaprès avoir subi ces tortures, il avait été
incapable de se tenir debout pendant environ un mois ; elles lui auraient également
causé des saignements, en particulier à la bouche, et des hallucinations. Cet homme
aurait été si violemment torturé quil en a oublié jusquà son nom. Jirjis
al Khoury affirme quil a été battu sous les yeux de juges et du procureur
général et quon la contraint à choisir entre avouer sa responsabilité
directe dans lattentat et avouer quil y avait participé. Il a déclaré au
tribunal quil avait fini par signer les documents qui lui étaient présentés parce
quil ne pouvait plus supporter les effets de la torture, qui étaient exacerbés par
une douleur au dos des suites dune intervention subie en 1987.
Amnesty International a recueilli de nombreuses informations faisant état de torture au
CDMD. Fawzi Al Rasi, qui faisait partie des personnes arrêtées à la suite de
lattentat en 1994, est mort en détention. Il aurait succombé à ses blessures
après avoir été torturé au CDMD. Il a été admis à lhôpital le 22 avril 1994
et est mort dans le service de soins intensifs. Au moment où Samir Geagea et Jirjis al
Khoury ont été arrêtés et placés au secret dans ce centre, il sagissait
dun lieu de détention illégal, car ses méthodes étaient contraires au droit
libanais et aux normes internationales. Bien quil soit devenu légal en janvier
1995, ce centre de détention continue de suivre des procédures qui échappent aux
règlements de ladministration pénitentiaire du Liban.
Le CDMD est lun des huit centres de détention « privés » du pays qui avaient
été autorisés par le gouvernement dans le début des années 1990, à la suite
dun décret pris par le Conseil des ministres. Ces centres dépendent du ministère
de la Défense et seraient administrés par les services de sécurité, notamment les
services de renseignements de larmée. Le CDMD est une prison de haute sécurité
qui, depuis des années, sert de centre de détention de transit où les détenus sont
retenus pendant des semaines, voire des mois, avant dêtre transférés dans des
prisons ordinaires, du moins pour la plupart dentre eux. Il arrive que des
prisonniers politiques soient ramenés au CDMD, où ils risquent de subir de nouvelles
atteintes à leurs droits. Laccès à ce centre reste interdit au Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) et, vraisemblablement, aux inspecteurs des prisons
mandatés par le ministère de lIntérieur.
La réputation du CDMD est telle que, en apprenant quil allait y être transféré,
en 2000, un détenu a déclaré quil était « terrorisé et [
] priai[t] Dieu
de [le] faire mourir avant [son] arrivée pour qu'ils ne [le] touchent pas. »[2] Un autre
ancien détenu qui faisait partie des FL et qui a été maintenu plusieurs années au CDMD
sans jugement a déclaré à Amnesty International :
« Il y avait la torture à lélectricité et le supplice du balanco, et les
aveux arrachés sous la contrainte. Les cellules étaient dépourvues de
fenêtres ou ne laissaient pas entrer la lumière du jour. Cétait comme être dans
un tombeau : on était enfermé dans le même endroit pendant de longues périodes et on
subissait des mauvais traitements, on navait le droit daller aux toilettes
quune fois dans la journée, avec les yeux bandés et les menottes aux poignets (la
nuit, ils nous donnaient des récipients dans lesquels on pouvait se soulager). Parfois,
les onze cellules du centre étaient pleines, si bien quils laissaient des gens dans
les couloirs avec les menottes et les yeux bandés. Certains détenus restés longuement
à lisolement cellulaire en sous-sol étaient atteints physiquement et mentalement.
Ils étaient faibles et souffraient de douleurs articulaires. »
Grâce aux témoignages danciens détenus recueillis ces dernières années, Amnesty
International a pu dresser une liste non exhaustive des méthodes de torture
employées au CDMD, où les détenus peuvent :
· être maintenus au secret dans des cellules souterraines denviron trois mètres
sur deux sans possibilité de prendre lair ni de voir la lumière du jour ;
· être forcés de se déshabiller complètement ;
· avoir les yeux bandés, les menottes aux poignets et les mains attachées dans le dos ;
· être interrogés pendant plusieurs heures daffilée, généralement en pleine
nuit ;
· recevoir des coups sur diverses parties du corps ;
· avoir les orteils écrasés ;
· avoir les cheveux arrachés ;
· être exposés aux hurlements dautres détenus que lon torture ;
· être torturés psychologiquement par des hommes menaçant dagresser et de violer
les femmes de leur famille ;
· être contraints de garder une position pendant de longues périodes ;
· recevoir des décharges électriques ;
· subir le supplice du balanco (voir plus haut) ;
· voir leurs convictions religieuses dénigrées ;
· être privés de leur droit de prier ou dêtre en contact avec des religieux ;
· être suspendus pendant de longues périodes dans des positions contorsionnées et
battus dans le même temps sur les pieds à coups de bâtons et de câbles ;
· être privés de sommeil, de nourriture et deau pendant de longues périodes ;
· être contraints à nutiliser les toilettes quune fois dans la journée et
à se soulager dans un récipient prévu à cet effet pendant la nuit.
Les procès devant le Conseil de justice
Le 13 juin 1994, à la suite de lattentat de léglise, 22 personnes, dont
Samir Geagea et Jirjis al Khoury, ont été inculpées. Par la suite, le magistrat chargé
de laffaire a abandonné les charges retenues contre la plupart dentre elles.
Samir Geagea et Jirjis al Khoury ont notamment été inculpés d« actes visant à
modifier la Constitution par des moyens illégaux », d« homicides » et de
tentatives « visant à abolir le rôle légitime de larmée », des infractions
prévues par le Code pénal et par la Loi du 11 janvier 1958, relative au terrorisme. Huit
des accusés, parmi lesquels Samir Geagea et Jirjis al Khoury, ont été traduits devant
le Conseil de justice (cinq ont été jugés par contumace). Samir Geagea, acquitté en
juillet 1996 de l'attentat à l'explosif, a toutefois été condamné à dix ans
d'emprisonnement pour avoir « maintenu une milice sous couvert d'un parti politique et
fait du trafic d'armes et d'explosifs ». Jirjis al Khoury a quant à lui été condamné
à la réclusion à perpétuité assortie de travaux forcés.
Entre 1995 et 1999, le Conseil de justice a prononcé de multiples condamnations à mort
commuées en réclusion à perpétuité contre Samir Geagea, pour lassassinat de
Dany Chamoun et des membres de sa famille, en octobre 1990, et pour dautres faits
survenus pendant la guerre civile, à savoir lassassinat de lancien Premier
ministre Rachid Karami, en 1987, et la tentative dassassinat de lancien
ministre Michel al Murr, en 1991. Un tribunal pénal a également condamné Samir Geagea
à la réclusion à perpétuité pour lassassinat dun ancien cadre des FL,
Elias al Zayek, tué en 1990.
Le Conseil de justice est un tribunal d'exception devant lequel les affaires sont
renvoyées sur décision du Conseil des ministres, à linstigation du ministre de la
Justice, plutôt qu'à l'issue d'une procédure judiciaire normale. Il est notamment
compétent pour se prononcer sur les affaires d'assassinat ou de tentative d'assassinat de
personnalités politiques et religieuses et de diplomates, ainsi que sur les affaires de
violence politique en général et de « terrorisme ». Ses décisions, y compris les
condamnations à mort, ne sont soumises à aucun réexamen d'une quelconque autorité
judiciaire. Amnesty International sest déclarée préoccupée par les procédures
appliquées par cette juridiction, car elles ne sont pas conformes aux normes
internationales d'équité énoncées à l'article 14 du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques (PIDCP). Le Comité des droits de lhomme des Nations
unies, qui est chargé de veiller au respect du PIDCP par les États, a notamment fait
observer que « le fait que les décisions du Conseil de justice ne soient pas
susceptibles d'appel [était] contraire au paragraphe 5 de l'article 14 du Pacte. »[3]
Autre sujet de préoccupation pour Amnesty International : il arrive couramment que les
accusés soient longuement privés de liberté, parfois pendant des années, avant
louverture de leur procès devant le Conseil de justice.
Amnesty International estime que les procédures se déroulant devant le Conseil de
justice sont contraires aux normes internationales déquité des procès parce que
ses décisions ne sont pas susceptibles dappel. Dautre part, le choix des
affaires renvoyées devant cette instance se fait de manière sélective, et les
poursuites, à défaut dêtre juridiquement fondées, sont susceptibles dêtre
engagées en fonction de considérations dordre politique. Larticle 26 du
PIDCP dispose : « Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans
discrimination à une égale protection de la loi. A cet égard, la loi doit interdire
toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace
contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de
religion, d'opinion politique et de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale,
de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » En outre, en vertu du principe 5
des Principes fondamentaux relatifs à l'indépendance de la magistrature : « Chacun a le
droit d'être jugé par les juridictions ordinaires selon les procédures légales
établies. Il n'est pas créé de juridictions n'employant pas les procédures dûment
établies conformément à la loi afin de priver les juridictions ordinaires de leur
compétence. »
La plupart des personnes condamnées par le Conseil de justice ces dix dernières années
étaient affiliées à des groupes politiques opposés au gouvernement. Leur droit à
bénéficier dun procès équitable a été fortement compromis par les campagnes de
diffamation dont elles ont fait lobjet après leur arrestation, campagnes
manifestement motivées par des considérations politiques. Dans les deux cas évoqués
dans le présent rapport, ainsi que dans des affaires subséquemment renvoyées devant
cette juridiction, Amnesty International a observé que le droit des accusés à la
présomption dinnocence était systématiquement bafoué.
Lune des principales failles du Conseil de justice est quil na pas une
totale autorité sur les procédures suivies dans le cadre dune affaire dont il est
chargé, en particulier les procédures appliquées avant louverture du procès, ce
qui est contraire au troisième des Principes fondamentaux relatifs à l'indépendance de
la magistrature : « Les magistrats connaissent de toute affaire judiciaire et ont le
pouvoir exclusif de décider si une affaire dont ils sont saisis relève de leur
compétence telle qu'elle est définie par la loi. »
À la connaissance dAmnesty International, dans de multiples cas où des accusés
ont affirmé avoir été victimes de torture et de mauvais traitements en détention
provisoire, le Conseil de justice sest abstenu de mener des investigations. Ainsi,
il na pas enquêté sur les allégations selon lesquelles Jirjis al Khoury a été
victime de graves sévices et contraint d« avouer » sous la torture et les mauvais
traitements ; cet homme avait pourtant précisé que, lorsquil était détenu au
secret, il avait été battu en séance dinterrogatoire sous les yeux du procureur
général de lépoque.
Le maintien à lisolement prolongé au CDMD
Plus de dix ans après leur arrestation, Samir Geagea et Jirjis al Khoury sont toujours
détenus à lisolement au CDMD, dans des cellules individuelles souterraines. Il
leur est interdit de communiquer avec dautres détenus, même à lextérieur
de leur cellule, ainsi que de lire les journaux, découter la radio ou de regarder
la télévision, et toute littérature à caractère politique leur est défendue. Les
deux hommes sont toutefois autorisés à recevoir la visite de leur famille certains jours
de la semaine, sous réserve dapprobation du ministère public. Ces visites ne se
déroulent pas librement : elles ont lieu en présence dagents des services de
renseignements de larmée, le détenu étant séparé de ses proches par une vitre.
Coupés du monde extérieur, ces deux prisonniers politiques ont, de toute évidence,
été atteints physiquement et mentalement. Samir Geagea a été examiné par une équipe
de médecins, qui ont rendu leurs conclusions publiques lors dune conférence de
presse au siège du Syndicat général des médecins à Beyrouth, le 16 septembre 2004.
Lexamen a révélé que Samir Geagea souffrait dostéomalacie, une maladie
osseuse qui touche rarement les jeunes quinquagénaires comme Samir Geagea, et qui peut
provoquer des fractures spontanées. Les médecins ont procédé à des examens
complémentaires, mais nont pas été en mesure de déterminer avec certitude ce qui
avait déclenché cette pathologie chez Samir Geagea ; ils ont donc conclu quelle
était peut-être liée à un manque dexposition au soleil depuis plusieurs années.
Le rapport médical faisait par ailleurs état de tachycardie (accélération du rythme
des battements du cur), une affection qui pourrait être le résultat de «
conditions stressantes aux plans physique et mental ». Léquipe de médecins a
souligné la nécessité de faire bénéficier Samir Geagea des soins médicaux dont il
avait besoin, conformément aux normes internationales, et a conclu que, bien que son
état général paraisse bon, elle avait détecté chez lui des symptômes de troubles
cardiaques et osseux. Il est à noter, par ailleurs, que, ces dernières années, Samir
Geagea a eu un doigt paralysé et a souffert de douleurs chroniques à lépaule
droite. Dix jours après la publication du rapport médical, les autorités ont annoncé
son transfert dans une nouvelle cellule, où il bénéficierait de meilleures conditions
de détention.
Amnesty International ne dispose pas dinformations précises concernant létat
de santé de Jirjis al Khoury, car il ne lui a pas été permis de consulter des médecins
indépendants. Cependant, certaines sources indiquent quil souffre de douleurs à la
colonne vertébrale, au cou, à une jambe et au ventre. Il semble que cet homme dorme sur
un matelas à même le sol. Selon les informations recueillies par Amnesty International,
sa famille a demandé quil soit autorisé à passer un examen médical indépendant,
mais les autorités sy sont opposées. Jirjis al Khoury peut voir ses proches le
mardi et le jeudi, à lexception des jours fériés. Ceux-ci ont demandé quil
puisse sentretenir avec des prêtres, bénéficier de soins médicaux et recevoir de
la nourriture préparée par sa famille, mais en vain.
Amnesty International estime que le maintien à lisolement prolongé constitue un
traitement cruel qui porte atteinte à la santé physique et mentale du détenu.
Cest particulièrement le cas pour Samir Geagea et Jirjis al Khoury, qui sont
détenus seuls dans des cellules isolées depuis plus de dix ans, dans un établissement
qui échappe aux règlements classiques de ladministration pénitentiaire libanaise
et dont laccès reste interdit aux inspecteurs des prisons, notamment aux
représentants du CICR. En vertu du septième principe des Principes fondamentaux relatifs
au traitement des détenus (adoptés par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa
résolution 45/111 du 14 décembre 1990) : « Des efforts tendant à l'abolition du
régime cellulaire ou à la restriction du recours à cette peine doivent être entrepris
et encouragés. » Par ailleurs, le Comité des droits de lhomme a noté « que
l'emprisonnement cellulaire prolongé d'une personne détenue ou incarcérée [pouvait]
être assimilé aux actes prohibés par l'article 7 »[4] du PIDCP, qui dispose : « Nul
ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants. »
Les obligations incombant au Liban en vertu du droit relatif
aux droits humains
Samir Geagea et Jirjis al Khoury nont pas bénéficié des garanties prévues pour
les personnes en détention provisoire, et cette absence de garanties sest traduite
par des actes de torture et dintimidation visant à obtenir des « aveux ».
Lune de ces garanties est le droit de tout détenu de comparaître dans les
meilleurs délais devant un juge ou une autre autorité habilitée à exercer des
fonctions judiciaires. Ainsi, larticle 9-3 du PIDCP, auquel le Liban est partie
depuis 1976, dispose : « Tout individu arrêté ou détenu du chef d'une infraction
pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité
habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un
délai raisonnable ou libéré. » De même, le principe 37 de lEnsemble de
principes relatifs à la détention dispose :
« Toute personne détenue du chef d'une infraction pénale est, après son arrestation,
traduite dans les meilleurs délais devant une autorité judiciaire ou autre, prévue par
la loi. Cette autorité statue sans retard sur la légalité et la nécessité de la
détention. Nul ne peut être maintenu en détention en attendant l'ouverture de
l'instruction ou du procès si ce n'est sur l'ordre écrit de ladite autorité. Toute
personne détenue, lorsqu'elle est traduite devant cette autorité, a le droit de faire
une déclaration concernant la façon dont elle a été traitée alors qu'elle était en
état d'arrestation. »
Les autorités libanaises ont par ailleurs lobligation denquêter sur toute
allégation de torture. Dans le cas de Jirjis al Khoury, elles ont refusé de mener des
investigations indépendantes sur les tortures dont il aurait été victime, et ont
estimé que le rapport médical réalisé à leur demande constituait la preuve que cet
homme navait pas été torturé. Or, le rapporteur spécial des Nations unies sur la
torture a indiqué que « [l]'absence sur le corps de marques corroborant des allégations
de torture ne devrait pas être systématiquement considérée par les procureurs et juges
comme preuve de la fausseté desdites allégations »[5] et a demandé « à la
magistrature dêtre plus sensible aux autres formes de torture, telles que
lintimidation et autres menaces ». Par ailleurs, la Commission des droits de
lhomme des Nations unies a rappelé aux gouvernements que « les mesures
d'intimidation ou les pressions visées à l'article premier de la Convention contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, notamment les
menaces graves et crédibles contre l'intégrité physique de la victime ou d'une tierce
personne, ainsi que les menaces de mort, peuvent être assimilées à un traitement cruel,
inhumain ou dégradant ou à la torture »[6]. Amnesty International est préoccupée par
le fait que le Conseil de justice a retenu à titre de preuve les « aveux » de Jirjis al
Khoury, qui constituaient les principaux éléments à charge contre lui et contre
dautres accusés lors de leur procès, alors que cet homme est catégoriquement
revenu sur ses déclarations, quil affirme avoir faites sous la torture
lorsquil était détenu au secret au CDMD. Il sagit là dune violation
de larticle 15 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants (Convention contre la torture), qui dispose que les
États parties sont tenus de veiller « à ce que toute déclaration dont il est établi
qu'elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de
preuve dans une procédure, si ce n'est contre la personne accusée de torture pour
établir qu'une déclaration a été faite. »[7]
Le rapporteur spécial sur la torture a déclaré : « Les aveux obtenus dune
personne privée de liberté, sils nont pas été faits en présence dun
juge ou dun avocat, ne devraient avoir force probante devant la cour quen tant
quélément de preuve à lencontre des personnes accusées de les avoir
obtenus par des moyens illégaux. »[8] Il a par ailleurs recommandé : « Les procureurs
et les juges ne devraient pas exiger de preuve concluante de tortures physiques ou de
mauvais traitements (encore moins la condamnation finale d'un accusé) avant de décider
de ne pas retenir contre le détenu des aveux ou des informations qui auraient ainsi été
obtenus. En fait, c'est à l'État qu'il devrait appartenir de démontrer qu'il n'y a pas
eu coercition. »[9] De son côté, le Comité contre la torture a recommandé
ladoption de mesures en vue d« empêcher absolument que des éléments de
preuve obtenus directement ou indirectement par la torture ne soient soumis aux juges qui
statuent dans toute procédure judiciaire. »[10]
Au CDMD ainsi que dans dautres prisons « privées » gérées par les forces de
sécurité, notamment les services de renseignements de larmée, il arrive
couramment que les prisonniers politiques, généralement arrêtés sans mandat, soient
maintenus en détention au secret pendant plusieurs mois, à linsu de leurs proches
ou de leurs avocats. Établie depuis des années, cette pratique constitue non seulement
une violation des droits humains en soi, mais favorise également la perpétration
dautres atteintes aux droits des détenus, en particulier les actes de torture et
autres formes de mauvais traitements, qui peuvent aboutir à des troubles de la santé
physique et mentale, voire à des morts en détention. Il sagit là
dinfractions à la législation libanaise et aux instruments du droit international
relatif aux droits humains auxquels le Liban est partie, notamment à la Convention contre
la torture. En vertu de larticle 10 de la Déclaration sur la protection de toutes
les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l'Assemblée générale des
Nations unies : « Toute personne privée de liberté doit être gardée dans des lieux de
détention officiellement reconnus ». De la même façon, le Comité des droits de
lhomme a indiqué : « il faut faire en sorte que les prisonniers soient détenus
dans des lieux de détention officiellement reconnus comme tels »[11]. De son côté, le
rapporteur spécial sur la torture a déclaré : « les législations devraient supprimer
les lieux de détention secrets. Le fait pour un fonctionnaire quelconque de retenir une
personne dans un lieu de détention secret et/ou illégal devrait être un délit passible
de sanctions. Toute déposition obtenue dun détenu dans un lieu de détention
illégal et qui ne serait pas confirmée par le détenu lors de son interrogatoire dans un
lieu officiel devrait être déclarée irrecevable par les tribunaux. »[12]
Malgré les appels, lancés notamment par des députés, en faveur de lamélioration
des conditions de détention dans les centres de détention « privés » et de
lalignement de ces conditions sur les règlements en vigueur dans les prisons
libanaises et sur les normes internationales, de nombreuses violations des droits de
personnes détenues au CDMD sont toujours signalées, mais elles ne semblent pas donner
lieu à des investigations. Le fait que le CICR nait pas accès à ce centre de
détention est par ailleurs contraire au Décret n° 8800 pris le 4 octobre 2002 par le
président Émile Lahoud, qui dispose : « Les représentants du CICR sont autorisés à
rendre visite à tous les prisonniers quils souhaiteront rencontrer, à
sentretenir avec eux librement et sans surveillance pendant toute la durée de la
visite, dans un lieu quils auront choisi à lintérieur de la prison. Ils sont
autorisés à consigner lidentité des prisonniers auxquels ils rendent visite »
[traduction non officielle]. Le décret permet par ailleurs aux membres du personnel
médical du CICR de rendre visite à tous les détenus quils souhaitent rencontrer
et de sentretenir avec eux sans surveillance. En dépit de ce décret, toutefois, le
CICR se voit toujours refuser laccès au CDMD, du fait, manifestement, que les
services de renseignements de larmée refusent de se conformer aux dispositions de
ce texte.
Conclusions et recommandations
Amnesty International estime que la procédure dans le cadre de laquelle Samir Geagea et
Jirjis al Khoury ont été jugés na pas été conforme aux normes internationales
déquité, et que leurs conditions de détention sapparentent à un traitement
cruel, inhumain et dégradant. Lorganisation est également préoccupée par les
informations selon lesquelles de très nombreuses personnes détenues au CDMD, parmi
lesquelles Jirjis al Khoury, ont été victimes dactes de torture et dautres
formes de mauvais traitements. Elle déplore le fait que les autorités libanaises
naient pris aucune mesure pour répondre aux multiples appels dAmnesty
International en faveur de Samir Geagea et Jirjis al Khoury, afin que ces deux hommes
bénéficient dun procès équitable, et que soient menées des investigations
indépendantes sur les pratiques qui auraient cours au CDMD lorsque les détenus sont
maintenus au secret, à savoir actes de torture et autres formes de mauvais traitements et
extraction d« aveux » sous la torture et les mauvais traitements. Amnesty
International estime que toute déclaration faite sans le libre consentement de
lintéressé ou sous la torture doit être déclarée irrecevable par les tribunaux,
à moins quil ne sagisse dun élément de preuve contre des individus
soupçonnés dactes de torture. Par conséquent, elle exhorte les autorités
libanaises à mettre en uvre les recommandations suivantes :
· Samir Geagea et Jirjis al Khoury doivent être libérés, à moins quils ne
soient à nouveau jugés, dans les meilleurs délais, par une juridiction pénale
indépendante qui connaît daffaires de droit commun et applique les dispositions du
droit pénal, dans le cadre dune procédure conforme aux normes internationales
déquité, qui prévoient notamment que tout accusé a le droit :
de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa
défense et de communiquer avec le conseil de son choix, en privé et sans entrave ;
dêtre jugé sans retard excessif ;
dinterroger ou de faire interroger les témoins à charge et dobtenir
la comparution et l'interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions
que les témoins à charge ;
de ne pas être forcé de témoigner contre lui-même ou de s'avouer coupable ;
de voir toute déclaration obtenue par la torture ou par tout autre traitement ou
peine cruel, inhumain ou dégradant déclarée irrecevable par les tribunaux ;
et de former un recours contre la décision rendue en première instance ou de
demander que celle-ci soit soumise au réexamen d'une autorité judiciaire supérieure
indépendante du gouvernement.
· Les autorités doivent diligenter des investigations indépendantes, détaillées et
impartiales sur les procédures dans le cadre desquelles Samir Geagea et Jirjis al Khoury
ont été jugés, sur les allégations de torture et autres formes de mauvais traitements,
et sur leur maintien à lisolement prolongé dans des conditions cruelles,
inhumaines et dégradantes.
· Les autorités libanaises doivent par ailleurs réformer le système judiciaire du
pays, en abolissant les tribunaux dont les décisions sont sans appel ainsi que la peine
capitale. Elles doivent veiller à ce que tout détenu soit jugé par un tribunal
compétent et impartial établi par la loi, sans interférence de quelque nature que ce
soit en particulier politique , et faire en sorte que les juges aient le
pouvoir exclusif de se prononcer sur toute question dordre judiciaire.
· Les autorités doivent mettre en uvre tous les instruments internationaux
applicables, comme le PIDCP, la Convention contre la torture, lEnsemble de principes
pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention
ou d'emprisonnement, et lEnsemble de règles minima pour le traitement des détenus.
· Les pouvoirs publics doivent faire respecter le Décret n° 8800 et veiller à ce que
les représentants du CICR soient immédiatement autorisés à se rendre librement dans
toutes les prisons libanaises, y compris le CDMD et tous les autres centres de détention
« privés ». Ces établissements doivent faire lobjet dinspections
indépendantes menées par des organismes indépendants des autorités qui les gèrent.
· Les autorités doivent améliorer les conditions de détention prévalant au CDMD,
notamment en les alignant sur les normes internationales applicables en la matière.
Toutes les prisons « privées », y compris le CDMD, doivent être soumises aux
règlements de ladministration pénitentiaire du Liban et appliquer des procédures
conformes aux normes internationales reconnues dans le domaine du traitement des détenus.
· Les pouvoirs publics doivent prendre des mesures immédiates afin que les détenus
soient bien traités et ne soient pas soumis à la torture ou à toute autre forme de
traitement cruel, inhumain et dégradant. Elles doivent cesser de maintenir des personnes
en détention au secret, de les enfermer dans des cellules obscures ou de leur faire subir
toute autre forme de traitement ou de sanction portant atteinte à leur santé mentale ou
physique.
La version originale en langue anglaise de ce document a été publiée par Amnesty
International, Secrétariat international, Peter Benenson House, 1 Easton Street, Londres
WC1X 0DW, Royaume-Uni, sous le titre LEBANON. Samir Geagea and Jirjis
al-Khouri: Torture and unfair trial.
La version française a été traduite et diffusée aux sections francophones et au
Secrétariat international par LES ÉDITIONS FRANCOPHONES D'AMNESTY INTERNATIONAL - ÉFAI
- novembre 2004.
Vous pouvez consulter le site Internet des ÉFAI à l'adresse suivante :
http://www.efai.org
Pour toute information complémentaire, veuillez vous adresser à :
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[1]. Parmi les affaires dassassinat de personnalités politiques et religieuses,
dont certaines ont été renvoyées devant le Conseil de justice, figuraient les cas des
présidents Bechir Gemayel et René Moawad, du dirigeant du Parti socialiste progressiste
(PSP) Kamal Joumblatt, du mufti Hassan Khaled, ainsi que du journaliste et éditeur Salim
Lawzi.
[2]. Liban. Torture et procès inéquitables à la suite des événements de Dhinniyah,
Index AI : MDE 18/005/2003, mai 2003, p. 14
[3]. Comité des droits de l'homme, Observations finales (Liban) [5 mai 1997], doc. ONU
CCPR/C/79/Add.78, § 9
[4]. Observation générale no. 20 : Remplacement de l'observation générale 7 concernant
l'interdiction de la torture et des traitements cruels (art. 7), 10 mars 1992, § 6.
[5]. Visite du Rapporteur spécial au Mexique, doc. ONU E/CN.4/1998/38/Add.2 [14 janvier
1998], § 88-i
[6]. Résolution de la Commission des droits de l'homme 2003/32 [23 avril 2003], § 6
[7]. Au moment des faits évoqués dans le présent rapport, le Liban nétait pas
partie à la Convention contre la torture ; toutefois, ce principe est également inscrit
dans larticle 12 de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée par
l'Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1975.
[8]. Doc. ONU E/CN.4/2002/76 [27 décembre 2001], Annexe I, Recommandations du Rapporteur
spécial
[9]. Doc. ONU E/CN.4/1999/61/Add.1 [27 janvier 1999], Rapport soumis par le rapporteur
spécial à la suite de sa visite en Turquie (1998), § 113-e
[10]. Doc. ONU A/53/44 [16 septembre 1998], Recommandations à lAllemagne, § 193
[11]. Observation générale no. 20: Remplacement de l'observation générale 7 concernant
l'interdiction de la torture et des traitements cruels (art. 7) [10 mars 1992], § 11
[12]. Doc. ONU E/CN.4/2002/76 [27 décembre 2001], Annexe I, Recommandations du Rapporteur
spécial